En lisant “Une chambre à soi” de Virginia Woolf, je suis tombée sur un passage qui a illuminé ma pensée. Je cherche depuis un moment des arguments pour amener les mouvements féministes à soutenir le revenu de base. Certaines craignent que ce revenu inconditionnel et individuel fasse revenir les femmes à la maison, comme si nous, les femmes, n’étions pas assez émancipées pour connaître nos désirs, nos envies, nos moments d’extériorisation, d’intériorisation, les moments au dehors dans des activités sociales, économiques, politiques, … et des moments au dedans dans des activités familiales ou solitaires. Travailler pour avoir son salaire ou revenu à soi est synonyme aujourd’hui d’indépendance pour les femmes et c’est vrai. Mais travailler, comme les hommes d’ailleurs, pour des salaires de misère dans des boulots inutiles, toucher encore le chômage, ou RSA, allocations familiales, proche du seuil de pauvreté, n’est pas, n’est plus indépendance, mais dépendance et indignité.
Le revenu de base, c’est le filet de sécurité, pour vivre dans le “vaste ciel”.
Voici le superbe texte de Virginia Woolf :

“Mais ces contributions à la dangereuse et séduisante question de la psychologie de l’autre sexe-j’espère que vous en poursuivrez l’enquête quand vous aurez cinq cents livres de rente bien à vous—furent interrompures par la nécessité de payer la note. Elle s’élevait à cinq shillings et neuf pence. Je donnai au garçon un billet de dix shillings et il partit chercher de la monnaie. Il y avait un autre billet de dix shillings dans ma bourse; je le remarquai, car le pouvoir qu’a ma bourse d’engendrer automatiquement des billets de dix shillings est un fait qui me suffoque encore. J’ouvre ma bourse et les voici. La société me donne poulet et café, lit et couvert, en échange d’un certain nombre de morceaux de papier, que me laissa ma tante, pour la seule raison que je portais le même nom qu’elle.

Il faut que je vous dise que ma tante, Mary Beton, mourut à Bombay d’une chute de cheval, au moment où elle partait pour une petite promenade. La nouvelle de cet héritage me parvint le soir même et presque à l’instant même où passait la loi qui donna le droit de vote aux femmes. Une lettre du notaire tomba dans ma boîte aux lettres et, quand je l’ouvris, elle m’apprit que ma tante m’avait laissé, ma vie durant, cinq cents livres de rente par an. De ces deux choses, le vote et l’argent, l’argent, je l’avoue, me sembla de beaucoup la plus importante. Auparavant, je gagnais ma vie en mendiant d’étranges travaux aux journaux, en faisant ici un reportage sur une exposition de baudets, là un reportage sur un mariage; je touchais quelques livres, en écrivant des adresses, en faisant la lecture à de vieilles dames, en fabriquant des fleurs artificielles, en enseignant l’alphabet aux petits enfants dans un jardin d’enfants. Telles étaient les principales occupations réservées aux femmes avant 1918. Je n’ai pas besoin, je le crains, de décrire par le menu la dureté de ces travaux, car vous connaissez peut-être des femmes qui les pratiquèrent ; ni de vous parler de la difficulté de vivre avec les sommes ainsi gagnées, car il se peut que vous l’ayez expérimentée vous-même. Je veux vous parler de ce que ces jours ont laissé en moi, de ce sentiment pire que le poison de la peur et de l’amertume qu’ils ont fait naître en moi. Et tout d’abord ce travail que l’on fait comme un esclave en flattant ou en s’abaissant par des flatteries, parfois peut-être inutiles, mais qui semblent nécessaires parce que les enjeux sont par trop importants pour qu’on risque quoi que ce soit; puis la pensée de ce don unique qui pouvait mourir d’être ainsi dissimulé – de ce petit don, si cher à qui le possède – qui pouvait périr et avec lui mon être, mon âme – tout cela était devenu comme une lèpre qui tuait la fleur du printemps et détruisait l’arbre en son coeur même. Quoi qu’il en soit, comme je viens de le dire, ma tante mourut et chaque fois que je change un billet de dix shillings, un peu de cette lèpre disparaît, la peur et l’amertume s’en vont. Vraiment, pensais-je, glissant la pièce dans ma bourse et me souvenant de l’amertume des jours passés, quels changements un revenu fixe peut opérer dans un caractère! Aucune puissance de ce monde ne peut m’enlever mes cinq cents livres : nourriture, maison et vêtements, je les possède à jamais. C’est pourquoi il n’est plus question, non seulement d’effort et de peine, mais aussi de haine et d’amertume. Je n’ai plus besoin de haïr qui que ce soit, car personne ne peut me blesser. Je n’ai plus besoin de flatter qui que ce soit ; personne ne peut plus rien me donner. Aussi me suis-je trouvée adopter peu à peu une attitude nouvelle à l’égard de l’autre moitié de l’espèce humaine. Il est absurde de blâmer une classe ou un sexe en leur totalité. Les grands groupes humains ne sont jamais responsables de ce qu’ils font. Ils sont menés par des instincts dont ils ne sont pas maîtres. Eux aussi, les patriarches, les professeurs eurent d’interminables difficultés, furent aux prises avec de terribles obstacles. Leur formation, à certains points de vue, a été aussi mauvaise que la mienne. Elle a fait naître en eux d’aussi graves défauts. Il est vrai qu’ils possédaient argent et pouvoir, mais, en revanche, il leur fallut abriter en leur sein un aigle, un vautour qui, à jamais, leur déchirent le foie, leur arrachent les poumons: l’instinct de la possession, la rage de l’acquisition qui poussent à toujours désirer les terres et les biens d’autrui ; à fabriquer des frontières et des drapeaux, des cuirassés et des gaz asphyxiants ; à sacrifier leur vie et celle de leurs enfants. Passez sous l’Admiralty Arch (j’avais atteint ce lieu) ou marchez dans telle avenue livrée aux trophées et aux canons, et réfléchissez au genre de gloire qu’on y célèbre. Regardez, à la clarté du soleil printanier, l’agent de change et le grand avocat entrer dans une maison afin de gagner de l’argent, et encore de l’argent, toujours de l’argent, alors que cinq cents livres par an vous permettent de vivre à la clarté du jour. Ce sont là instincts qu’il est peu plaisant de porter en soi, pensais-je. Ils sont nés de certaines conditions de vie, de l’absence de civilisation, me dis-je en regardant la statue du duc de Cambridge, et en particulier les plumes de son bicorne, avec une attention qu’elles n’avaient guère dû connaître jusque-là. Et tandis que je prenais conscience de toutes ces difficultés, ma peur et mon amertume se transformèrent peu à peu en pitié et indulgence ; puis, en l’espace d’une ou deux années, la pitié et l’indulgence disparurent et je connus cette délivrance majeure qu’est la liberté de penser aux choses en elles-mêmes. Ce bâtiment, par exemple, est-ce que je l’aime ou non ? Ce tableau est-il beau ou non ? Ce livre est-il, à mon avis, bon ou mauvais ? En vérité, l’héritage de ma tante m’a révélé le ciel et a substitué à la grande et imposante silhouette d’un monsieur que Milton a recommandé à mon adoration perpétuelle, celle du vaste ciel.”