Jean Klein, tout juste trentenaire, venait d’ouvrir la porte du bureau de la petite association dans l’Aude qui œuvre pour l’éco construction et il avait à peine remarqué cet homme assis en face sur un banc. Michel Martin, 70 ans, se leva péniblement et timidement s’en va frapper à la porte du bureau.

-“Entrez”
-“Bonjour”
-“Bonjour, prenez un siège” dit souriant, Jean. “C’est pourquoi ?”
-“Heu, je voudrais adhérer à votre association. Je ne sais pas ce que je peux faire, mais demandez-moi, je voudrais aider, dans le domaine de l’eau si possible.”
-“Ah oui ! Parfait, venez à notre prochaine réunion, c’est dans 6 jours, il y a toujours quelque chose à faire. Je vous donne le papier à remplir, vous le rapporterez le jour de la réunion. L’adhésion est de 50 euro pour l’année. Mais vous avez des questions à poser, peut-être, non ?”
– “Heu, non, merci, je viendrai à la réunion, ça ira comme ça, à mardi alors, au revoir” dit Michel en se levant.
-“Au revoir, à mardi, on compte sur vous”

Etrange personnage, se dit Jean, ce n’est pas habituel, d’habitude ils parlent, ils s’enflamment, ils émettent des opinions, ils fustigent notre société, vraiment étrange ce Michel Martin.

Le jour de la réunion, Michel est bien venu, il a rapporté le papier rempli et donné sa cotisation. Il est resté silencieux au fond de la salle. Jean, lui souriait de temps en temps, et à la fin, il a présenté Michel au groupe et lui a demandé ce qu’il voulait et pouvait faire pour l’association.

-“heu, je voudrais si c’est possible, travailler sur l’eau. Je sais que vous élaborez de nouvelles méthodes de récupérateur d’eau de pluie, si je peux aider à ce sujet. Je suis encore vaillant, malgré mon âge, je peux aider à la construction.”

-“Avec plaisir Monsieur Martin, venez donc chez moi samedi après-midi, on se réunit pour faire des tests” répondit un des membres. ” On vous expliquera où nous en sommes dans nos expérimentations”.

-“Merci, je viendrai” dit Michel Martin avec comme une lueur d’optimisme dans ses yeux tristes.

Quelques semaines plus tard, Jean avait rendez-vous le matin avec le maire du village où habite Michel. Il lui téléphone pour lui demander s’ils peuvent se voir.

-“Oui, Jean, et tant qu’à faire, si vous avez le temps, venez manger à la maison après votre rendez-vous”

Jean accepta tout de suite l’invitation, une bonne occasion de faire un peu plus connaissance. Il avait de la sympathie pour Michel et surtout il était intrigué, il ne savait presque rien sur lui.

Michel habite une petite maisonnette avec un bout de jardin. Il vit seul, sa femme est décédée et ses enfants sont loin. C’est pas souvent que Michel reçoit, alors il avait fait un grand ménage, et préparait un repas simple mais bon avec quelques légumes du potager et un poulet fermier du voisin. Quand Jean arriva, tout était prêt, même le vin de noix sur la table pour l’apéritif.

“Merci pour votre invitation, je suis touché, Michel, vous avez mis les petits plats dans les grands, qu’est-ce que cela sent bon !”

Ils discutèrent de tout et de rien, de la mairie, de la gestion du village, de l’avancement du projet des récupérateurs d’eau de pluie, du temps frais pour la saison, du potager, du voisin et de ses poulets _si bon par rapport aux poulets de supermarché, et puis soudain …

“Vous faisiez quoi, Michel, comme métier, avant votre retraite ?”

Grand silence, oh, quel grand silence ! Jean attendait, n’osait pas parler, et puis pour casser cet insupportable silence qui s’était installé, dit :

“Vous savez, Michel, je demande juste cela comme ça, pour mieux vous connaître, si vous ne voulez pas en parler, cela n’a aucune importance.”

Et Michel sortit de son mutisme.

“Jean, je vais vous le dire, mais je vais vous dire la vérité, je ne vais pas vous dire que j’ai travaillé pendant 40 ans chez …, pas loin de Lyon, à fabriquer des produits chimiques en tant qu’ouvrier, c’est ce que j’ai toujours dit, à ma femme, à mes enfants, à tout le monde. Cela peut être vrai dans un sens, j’étais bien ouvrier, mais seulement, c’est moi qui ouvrais les vannes. Oui, tous les soirs, j’ai ouvert les vannes. La pollution au PCB dans le Rhône, j’en suis responsable. Mais je le sais depuis peu. Avant, j’obéissais aux ordres, on me disait de le faire, alors je le faisais. Je ne m’intéressais pas à l’écologie, d’ailleurs, c’était légal ce que je faisais, accepté par tous. Alors, je l’ai fait. Oh, ne croyez pas, que je faisais complètement l’innocent, dès les années 70, on commençait à parler de pollution des fleuves, mais je préférai ne pas entendre, ne pas écouter. C’était trop gênant pour moi, il fallait bien que j’assure la survie de ma famille, je pensais ne pas avoir le choix, trop content d’avoir un travail, surtout avec la menace du chômage qui gagnait l’esprit de tous. Oh, je ne cherche pas des excuses, je vous raconte simplement la vérité. Mais il y a pire, juste avant ma retraite, il a été interdit de déverser certains produits dans le Rhône. Une grosse restructuration a eu lieu pour l’élimination des déchets, seulement, il y avait des problèmes, ce n’était pas simple et l’usine ne voulait pas perdre sa compétitivité, alors, même si c’était interdit, il fallait encore ouvrir les vannes. Et je l’ai fait ! Oui, je l’ai fait, j’ai bien fermé les yeux, serré les poings, tenté de penser à autre chose. J’ai agi comme un automate pour ne pas souffrir, mais je souffrais quand même, oh oui, je n’ai jamais été aussi malheureux de ma vie. Voilà, vous savez tout, Jean, c’est la première fois que je raconte tout ça. Merci !