Je suis repartie aux fins fonds des routes escarpées, inconnues encore des cartes et des reliefs tout prêts. Je croyais être seule, mais non, j’ai rencontré des gens. Des gens étonnants !
Tous, paraissaient sortir de la classique comédie humaine, drapés de leurs meilleurs atouts de gagnants, ceux qui parcourent les tracés des pyramides avant les autres, ceux qui poussent les futurs perdants au bord des arêtes, ceux qui se bouchent les oreilles quand ceux qui, encore accrochés aux pierres, tombent en poussant des cris de damnés.
Ils n’étaient pas nombreux, tout au plus une dizaine. Ils se suivaient à la queue leu leu, une seule femme parmi eux, au milieu.
Surpris de me voir, ils stoppèrent leur lente marche. Et silence. Faut dire que je n’étais drapée de rien du tout, j’étais nue. Je n’avais nulle envie de briser le silence, je les observais comme on observe des reflets de miroirs, de miroirs aux alouettes.
Je crois qu’ils étaient intimidés. Un des leurs finit par parler.
– Heu, nous sommes heureux de rencontrer quelqu’un, cela fait des heures que l’on marche et nous ne savons pas très bien où nous sommes.
C’était donc ça, ils étaient perdus.
– Ici, vous savez, c’est territoire inconnu, même moi, je n’ai pas de carte, je découvre au fur et à mesure.
– Ah, c’est que nous sommes un peu inquiets, nous ne savons pas où nous allons.
– Comme moi, mais je ne suis pas inquiète. Mais dites-moi, comment êtes-vous arrivés ici ?
Le plus âgé apparemment répondit :
– Nous étions à un sommet de la plus haute importance, vous savez, de ces hauteurs d’où nous voyons le monde étalé à nos pieds. Nous prenions de grandes décisions pour établir l’ordre, accorder des ponts d’or à certains et interdire les passages à d’autres pour maintenir les tracés stables. Et soudain, un jeune homme, fils d’un grand cartographe, nous annonce qu’il existe un autre monde, sans cartes, sans tracés, vierge. Cela excita notre curiosité et nous avons décidé de former un petit groupe pour explorer cet univers et commencer à tracer des lignes.
Je me mis à rire !
– Tracer des lignes ? Mais c’est impossible ici ! Vos desseins ne pourront pas s’inscrire. C’est effacé aussi tôt ! Mais je vous en prie, continuez votre histoire.
– Heu, oui … le jeune homme proposa de nous accompagner jusqu’à la frontière, puis de nous laisser. Nous l’avons prié d’être notre guide, mais il n’a pas voulu. C’était ça ou rien. Nous avons un peu hésité, puis finalement, nous avons dit oui.
– Et il ne vous a laissé aucune consigne ?
– Non, rien. Il a juste dit : “Faites comme chez vous !”
-Et là, voyez-vous, nous sommes perdus, si vous pouviez nous aider, nous aimerions bien rentrer chez nous.
– Je ne sais pas si je vais pouvoir vous aider, attendez que je réfléchisse.
– Comment ça, vous ne savez pas, vous ne voulez pas, on dirait.
– Mon bon Monsieur, apprenez qu’ici chacun est libre, pas d’ordre, pas de discipline, si ce n’est la sienne propre, à sa guise.
– D’accord, d’accord, rétorqua la seule femme du groupe, mais ce n’est pas une raison pour ne pas nous aider.
– Et pourquoi je vous aiderai, si ce jeune homme vous a dit de venir ici, c’est qu’il y a une bonne raison, non ?
– Mais attendez, là, dites donc, vous le connaissez, oui, j’en suis sûre, vous connaissez ce garçon, c’est un piège, vous nous avez amené dans un piège.
– Absolument pas, vous avez l’esprit complètement tordu. Ce n’est pas courant ici ce genre d’esprit. Et puis, je m’en fiche complètement de vos problèmes, c’est vrai quoi, je suis là, tranquille, solitaire. En général, il n’y a personne ici ou alors de temps en temps des êtres seuls, nus, débarrassés des oripeaux de l’hypocrisie, nous nous saluons, échangeons nos impressions, regardons étonnés ce territoire, puisons nos inspirations et puis chacun part où il veut, rentre en civilisation ou s’égare volontairement.
Vous êtes les premiers que je vois, disons, perdus et en plus en troupe. Sans ce jeune homme, vraiment, vous n’auriez pas pu venir jusqu’ici. Il y a donc bien une raison. Ceux qui connaissent ce monde n’amènent jamais personne. C’est un cheminent personnel. Il faut donc que je réfléchisse.
Le silence s’installa. Ils s’assirent sur des nuages de vapeur, très rares ici, la seule fois où j’en ai vu, c’est au passage d’un cheval de course harnaché de sa selle et du numéro 8. Il était arrêté et il humait l’air.
– Réfléchissons ensemble, si vous le voulez bien !
– D’accord, ok, d’accord, ok … dirent-ils à tour de rôle.
– Commençons par le commencement. Quelle a été votre première pensée quand vous avez entendu parler de ce lieu. Prenez le temps, réfléchissez bien, la première pensée. Vous y allez arriver, ici, c’est bien plus simple pour se souvenir du vrai.
– Quelque chose que je ne connais pas, incroyable !
– Vite, il faut y aller, non, non, c’est la seconde ça, oui, la première, … un grand étonnement.
– J’ai pensé, c’est impossible.
– Un grand étonnement aussi, je ne pensais pas en fait, pas encore.
– Un mensonge, j’ai pensé que ce gars mentait.
– Idem, l’incrédulité, impossible.
– …
– Dans l’ensemble, vos premières pensées se ressemblent, incrédulité, étonnement, impossibilité. Et qu’est-ce qui vous a fait croire ensuite que cela pouvait être possible. Le jeune homme a-t-il dit quelque chose de particulier ?
– Il a dit : “Tout est encore possible là-bas, si seulement … Vous ne pourrez comprendre qu’en y allant” Il était si sincère et puis nous connaissons tous son père, nous avons eu confiance. Et voilà, nous sommes là, mais nous ne comprenons rien, rien du tout. Qu’est-ce qu’il a voulu dire … si seulement …
– Je crois savoir. Qu’est-ce que vous voyez autour de vous ?
– Un ciel gris
– Oui, du gris.
– Du gris et un semblant de route, de petit chemin.
– Nous marchons depuis des heures et rien ne change autour de nous
– Oui, c’est ça, un chemin et du gris partout autour de nous.
– …
– Mais comment vous sentez-vous là ?
– C’est étrange, mais bien. Je ne sais pas où je suis, ni où je vais, mais ça va. Je voudrais quand même rentrer chez moi.
– Moi aussi, je suis perdue, je voudrais rentrer.
– je veux rentrer aussi. Je ne suis pas mal, mais je ne comprends rien.
– Je ne comprends rien non plus
– …
– Voilà, nous y sommes. Vous ne comprenez rien. C’est à cause des nuages de vapeur. Vous les avez amenés avec vous.
– ????
– ??
– Oui, je vois bien vos airs interrogatifs. A mon avis, mais je peux me tromper, vous avez l’esprit enfermé. C’est pourquoi les nuages de vapeur vous suivent. Les voyez-vous ?
– non
– non
– …
Aucun de vous ne les voit, c’est donc bien ça, vous avez l’esprit enfermé. Dans l’autre monde, celui de tous les jours, vous êtes fixés sur un seul point, accrochés à un seul point du territoire. Mais vous ne le savez pas. Vous êtes liés à votre seul point de vue. C’est pour ça. Je ne vais pas pouvoir vous aider. Il va falloir vous débrouiller tout seuls pour retrouver la frontière, je suis désolée.
Pendant ce temps, dans les territoires certifiés, une nouvelle tombait en écho.
Breaking news : “10 personnalités les plus importantes du monde de la finance ont disparu. Ils auraient pris un petit avion de tourisme qui se serait abîmé dans l’océan atlantique. Pour le moment, personne n’arrive à les localiser.”
– Mais vous n’allez pas nous laisser, ce n’est pas possible, qu’allons-nous devenir ?
– Aidez-nous, s’il vous plaît !
– …
– La seule chose à faire est de vous dégager des nuages de vapeur, il faut d’abord que vous puissiez les voir. Et là, je ne peux rien faire, désolé !
– Mais je ne vois que du gris, pas de nuages, où sont-ils ?
– Vous êtes assis dessus. Et quand vous marchez, ils se font plus discrets, mais ils sont toujours là. C’est à l’arrêt qu’ils se propagent et qu’ils émettent de la vapeur. Ils vous inondent.
Mais attendez, j’ai vu, un jour, un cheval de course, comme vous, inondé de vapeurs. Je lui ai enlevé sa selle, son étiquette n° 8 et il est reparti, allégé. Les nuages avaient disparu.
Bien sûr, pour un cheval, c’est assez simple, pour vous ça va être plus compliqué, je crois. Et si vous vous mettiez nus pour commencer ?
– Nus ?
– ????
– Bon, ça ne va pas être simple, mais vraiment je ne peux rien faire d’autre pour vous, c’est le seul conseil que je puisse vous donner. Je m’en vais là, j’ai des choses importantes à faire.
– Oh non, ne nous laissez pas !
– Vous m’embarrassez ! D’accord, je m’en vais mais je reviendrai dans quelques jours. Ne bougez pas trop que je puisse vous retrouver. Bonne chance !
Puis je suis partie. Il est vrai que ces gens m’ont un peu perturbée. Etre obligé de me mêler de leurs vies, je n’en avais absolument pas envie. Qu’ils se débrouillent, je ne suis pas responsable de leur vision du monde !
3 jours plus tard, je suis revenue comme promis. Ils n’avaient presque pas bougé. Et les nuages de vapeur étaient bien visibles. Pas de changement. Je ne vais rien pouvoir faire.
– Bonjour, je suis revenue, comment allez-vous ?
– Bien, oui, bien, nous n’avons pas osé bouger. Nous attendons, mais rien ne se passe.
– Que pouvons-nous faire ?
– Voyez-vous toujours les nuages autour de nous ?
– Oui, rien n’a changé. J’ai bien peur que cela soit plus difficile que prévu. Et j’ai bien peur que vous ne puissiez rentrer chez vous. En tout cas, pas maintenant !
– Oh non !
Soudain, le ciel, bleu violet pour moi et apparemment gris pour eux, s’ouvrit dans un grand fracas. Un petit avion de tourisme piloté par un jeune homme apparut et atterrit à côté de nous.
Il descendit, l’air préoccupé, et leur dit :
– Allez, montez !
Lentement il se dirigèrent vers l’avion et me dirent au revoir avec un petit sourire. Puis ils disparurent.
Etrange ! Que vont-ils devenir accrochés à leurs nuages de vapeur ? Ils ne pourront plus s’en défaire. Et ils ne pourront plus revenir dans le monde cartographié, ils seraient trop visibles. Des nuages de vapeur gris qui suintent, chuintent, ils seraient bien trop visibles ou invisibles. Plus personne ne pourrait les croire, leur accorder du crédit. C’en est fini pour eux. Mais qui est donc ce jeune homme ? A moins de le rencontrer un jour, je ne pourrai pas savoir. Qu’importe, son acte a dû agir dans un monde ou dans l’autre.
5 comments
LaurentN says:
Août 28, 2009
Joli texte ! Ici les avions volent de plus en bas et forment d’étrange nuages.
la Planète des Signes says:
Août 29, 2009
un je-ne-sais-quoi me rappelle “Le Messie récalcitrant” de Richard Bach… mais la position “omnisciente” de la narratrice gâche un peu, je trouve, la portée du propos
en fait c’est surtout d’elle qu’elle cause, arrimée à sa “vision” des choses
la (re)lecture de Francis Ponge me semble être un bon conseil à inscrire au menu :
“Le Parti pris des choses” bien sûr pour l’entrée, puis “La Rage de l’expression” comme plat de résistance, et en dessert “Comment une figue de paroles et pourquoi (l’art de la figue) ”
suggestion du chef 😉
Carole_F says:
Août 29, 2009
@laplanetedessignes
Je crois que je vais me laisser tenter par ce menu ! Merci !
Claire says:
Sep 17, 2015
De la merveilleuse poélitique 😉
carolef says:
Oct 4, 2015
Oh merci Claire, superbe mot que poélitique 🙂