Colette est secrétaire chez Artavor, la PME spécialisée en fibres textiles synthétiques. C’est elle qui répond au téléphone du lundi 9 h du matin au vendredi 18 h au soir.
Depuis maintenant 18 ans, elle a toujours été à l’heure sans une seule minute de retard. Quand elle avait été embauchée, le directeur lui avait dit :
– ” Vous comprenez, Colette _ je peux vous appeler par votre prénom ?_ si un client téléphone à 9 heures, il faut absolument que vous soyez là pour répondre.”
– ” Oui, Monsieur le Directeur, vous pouvez compter sur moi ”
Et Colette n’a jamais dérogé à la règle qu’elle s’était fixée. Il faut dire que ce n’était pas très difficile pour elle. Depuis qu’elle est toute petite, la ponctualité c’est son credo. Ses parents ont veillé à lui faire entrer cette exigence comme un sens primordial de la respectabilité, un sens essentiel de la vie en société. Et l’école s’était chargée de la mise en pratique. A 8h tous les matins de la semaine, les premiers cours commençaient. Pas question d’être en retard. Sa mère la réveillait très tôt et lui faisait prendre le bus qui arrivait devant l’école à 7 h 45, pas celui d’après qui arrivait à 7 h 55, on ne sait jamais, il suffit d’un seul embouteillage et Colette serait en retard.
Tous les matins, elle arrivait dans les premières dans la cour de récréation, quelques autres élèves étaient là aussi. Elle s’y était faite, elle aimait bien même retrouver ses ami(e)s à l’avance comme elle. Il est vrai que de temps en temps elle enviait ceux qui arrivaient en courant à la dernière minute, mais elle refrénait ce sentiment, et pensait plutôt ” qu’ils sont bêtes d’arriver ainsi au dernier moment ” et elle gloussait quand certains se faisaient réprimander par le professeur quand ils arrivaient à 8h 05 ou 8h10.
Mais un jour, la mère de Colette, prise par une mauvaise grippe, ne se réveilla pas. Et Colette, bien que réveillée machinalement, attendait dans son lit que sa mère arrive. Elle pensait s’être réveillé plus tôt que d’habitude et ne se faisait pas de souci. Au bout d’un quart d’heure, vingt minutes peut-être, elle se leva et alla frapper à la porte de la chambre de sa mère.
-” Maman, quelle heure est-il ?”
-” Entre, je crois que j’ai de la fièvre, débrouille-toi ce matin, dépêche-toi tu vas être en retard”
Et Colette, affolée, se prépara aussi vite qu’elle pût, pour le bus de 7h45, c’était raté, pourvu qu’elle arrive à prendre le suivant. Et elle courut, et elle courut comme jamais elle n’avait couru auparavant. Elle manqua le bus de 7h55, elle le vit passer devant elle alors qu’elle allait traverser la rue pour rejoindre l’arrêt. Elle en aurait pleuré. Une angoisse sourde montait en elle. Elle arriva finalement à l’école à 8 h10, et le temps qu’elle rejoigne sa classe il était 8h15. Elle frappa, ouvrit timidement la porte, les jambes coupées, le cœur en chamade.
– ” Excusez-moi, Madame Faure, pour mon retard” bredouilla-t-elle
– ” Oui, oui, Colette, allez-vous asseoir” dit-elle d’un ton sec, qui montrait bien que Colette dérangeait tout le monde.
Colette devint toute rouge de honte et alla à sa place. Elle ne put écouter le professeur tellement elle était mal à l’aise. Toute la journée, elle se sentit coupable.
Jamais plus, jamais, elle se le jura elle ne serait en retard.
Et sa vie d’adulte n’est que ponctualité. Et même en avance. Et chaque fois ce petit brin d’angoisse avant d’arriver à son travail, à un rendez-vous, à la gare, partout où elle doit être à l’heure.
Il arriva alors quelque chose d’inattendu dans sa vie, un de ces moments de déstabilisation où on ne sait plus faire la différence entre les rêves et la réalité. Elle avait mis le réveil à 7h comme tous les jours, seulement ce matin là, le réveil ne sonna qu’à 8 h. Et comme elle avait fait enfant, bien que réveillée avant par habitude, elle attendait la sonnerie. Elle appréciait la chaleur de son lit, rêvassait, pensait au week-end qui allait arriver, à l’exposition qu’elle s’était promis d’aller voir, se rendormit même un peu.
Quand le réveil sonna, elle sourit, ouvrit les yeux et regarda l’heure comme elle le fait toujours. Huit heures ! Non, ce n’est pas possible. Elle regarde à nouveau, si, il est bien marqué 8 h.
Complètement sonnée, Colette se leva d’un bond, et comme elle avait fait enfant, se prépara en un temps record. Et elle courut, elle courut pour prendre son bus. Dans l’affolement, Colette avait oublié de mettre sa montre. Elle ne pouvait même pas vérifier l’heure. Elle guettait à travers les vitres du bus une horloge publique, mais elle n’en vit aucune. Elle essaya alors de voir l’heure sur les montres des autres passagers, mais impossible, tout le monde avait des gros manteaux et des grosses parkas qui cachaient les poignets. L’angoisse augmentait.
“Il faut que je demande l’heure, se dit-elle” Mais elle n’arrivait pas à se décider à passer à l’acte. Quelque chose l’en empêchait, comme une grosse timidité doublée d’un espèce d'”à quoi bon” intérieur. Une nouvelle pensée cheminait dans l’esprit de Colette, une énorme colère, oui, la colère. “Et alors, je suis en retard, cela peut arriver, oui, cela arrive à tout le monde. Non, je ne revivrai pas la honte de mon enfance, non, je refuse cette angoisse, je ne suis pas coupable, non !” Et elle se voyait déjà tenir tête à son patron. “Oui, Monsieur le Directeur, j’ai une heure de retard, ce matin, et alors, en 18 ans, jamais je n’ai été en retard, alors, hein, on ne va pas en faire une jaunisse. C’est comme ça, c’est tout, pour une fois les clients attendront, de toute façon ils rappelleront, et puis, franchement entre 9 h et 10 h, ce n’est pas la foule au téléphone, un, deux, trois clients, pas plus … Alors, hein !”
Et l’angoisse de Colette commençait à se calmer, elle se sentait même joyeuse, enfin responsable d’elle-même, plus dépendante de l’heure, plus dépendante du temps …
Elle arriva détendue, sûre d’elle au bureau. Et quand elle croisa le directeur, elle était prête à lui dire tout ce qu’elle avait pensé dans le bus. Mais avant qu’elle puisse dire un mot, le directeur en souriant lui dit :
– “Alors Colette, toujours à l’heure, c’est formidable ça”
Et Colette ne sut que répondre. Il se fout de moi ou quoi ? Elle lui répondit par un sourire et regagna son bureau. La pendule qui ornait le mur droit du bureau marquait 9 heures. Colette n’était pas en retard …