Le choix est difficile. J’ai tant d’objets qui me suivent. Chacun a sa petite histoire. Lequel vais-je choisir ?

Le petit coffret en plastique à combinaison qui me suit depuis 27 ans ? Il n’est pas beau, il est en plastique, il ne vaut rien. Et il renferme les mêmes objets depuis 27 ans, des bijoux de pacotille que je portais adolescente.
Mes carnets d’adresse ? Je n’en ai jamais jeté un seul, au cas où …
Un carton mystérieux qui me suit dans tous les déménagements ? Je ne l’ouvre plus, je ne sais plus ce qu’il renferme, je sais juste qu’un temps, il contenait des choses précieuses, des écrits, des dessins, des photos, des lettres …

Non, je vais vous parler d’une dent, d’une dent de lait. Et ce n’est pas la mienne.

Je l’ai trouvée, je devais avoir cinq ans, dans la cour de récréation de la maternelle. C’est étrange, parce que, à cet âge, personne ne perd ses dents de lait, c’est bien plus tard. Je me souviens l’avoir amenée à la maîtresse. C’était une femme plutôt âgée, très gentille et aimable, elle n’avait rien d’une maîtresse femme. Bien embêtée, avec ma trouvaille, je suis allée lui porter la dent. Elle a regardé l’objet avec circonspection et a dit : “mais c’est une dent de lait !”
A la fin de la récréation, dans la salle de classe, elle a montré la dent et a demandé : “Qui a perdu une dent ? ”
J’observais mes petits camarades, ils faisaient tous des gros yeux étonnés. J’ai levé la main. La maîtresse m’a donné la parole, en précisant que c’était moi qui l’avait trouvée dans la cour.

-“C’est une fausse dent, elle est faite avec du lait, c’est une dent de lait”

Les yeux des élèves s’écarquillèrent encore plus. La maîtresse sourit franchement.

– “je vais vous expliquer ce qu’est une dent de lait.” Et elle nous donna un petit cours.

Quand je suis rentrée chez moi, le soir, j’ai tout raconté à mes parents, tellement j’étais fière d’avoir trouvé cette dent. Puis, un peu inquiète, je me suis renseignée, et moi, j’allai perdre les dents aussi ? On m’a raconté l’histoire des pièces de cinq francs qu’on trouve sous l’oreiller. J’étais rassurée.

Le lendemain, à midi, quand la cloche s’est mise à sonner, la maîtresse m’a appelé. “Avec la directrice de l’école, nous avons cherché qui a pu perdre cette dent. Mais aucun élève n’a perdu de dent. De toute façon à votre âge, ce serait bien curieux. Si tu veux, je te la rends, elle est à toi.”

Oh, si vous saviez, j’ai eu le cœur qui s’est mit à tambouriner si fort. C’est vrai, je peux la garder ? Cette dent est à moi. Quel trésor !

Et depuis, elle me suit partout. Elle est entourée de coton dans une petite boite en carton. Même le coton date de cette époque. De temps en temps, je l’ouvre, je la regarde, je la prends dans mes mains. Et je rêve. Qui a pu perdre cette dent ? Je fais des scénarios, des films.
Un jour, c’est certainement la dent du frère ou de la sœur d’un élève qui l’aurait perdu ensuite dans la cour. Soit il lui a piqué pour la pièce de cinq francs, soit on lui a mis dans la poche pour faire une blague.
Un autre jour, c’est un gamin, dans la rue, qui l’a balancée de rage par dessus le mur de la cour d’école, parce que ses parents ont oublié de lui faire le coup de la pièce.
Et des fois, peut-être bien une souris quand même … une souris qui l’aurait trouvée sous l’oreiller d’une fillette et qui par un hasardeux voyage serait passé dans cette cour d’école, lâchant sa proie contre un bout de gruyère tombé du sandwich d’un enfant.

Et j’imagine, après, la vie de cet inconnu ou de cette inconnue, toujours pleine d’aventures et de grands voyages. Jusqu’à nos retrouvailles, oui, à chaque fois je retrouve l’enfant devenu adulte et je lui rends la dent. Toutes mes histoires se finissent ainsi. Et plus je vieillis, et plus il vieillit, les aventures sont de plus en plus longues.

Quand je déménage, je la mets dans mon sac à main, pour être sûre de ne pas l’oublier. C’est toujours un drôle de moment, cette dent que je transporte d’un endroit à l’autre. Je sais qu’elle est dans mon sac. Etrange impression, je trimballe tous mes personnages avec moi. Et il y en a.

Je ne donnerai ma dent pour rien au monde. Sauf une fois, peut-être, si je l’avais eue sur moi. C’était sur un parking de supermarché, il y a une dizaine d’années, un petit garçon en pleurs :

-“Ma dent, ma dent, j’ai perdu ma dent de lait”
-” Mais ne pleure pas comme ça, c’est normal de perdre ses dents de lait, on la mettra sous l’oreiller ce soir” dit sa mère
-“Mais non, je l’ai perdue, perdue, là, dans le parking. Je l’ai tirée avec mes doigts et puis elle est tombée”
“Où ?”
“Je sais pas ” et il redoubla de pleurs

Je jure solennellement que si j’avais eue la dent dans mon sac, je l’aurai déposée discrètement au sol pas trop loin et j’aurai dit bien fort :

“Tiens, mais n’est-ce pas une dent de lait que je vois là”

Mais je dois avouer autre chose. J’ai gardé jusqu’à l’âge de 35 ans une dent de lait avec la dent incluse au-dessus. Ce n’est pas courant. Le jour où elle s’est mise à trembler, puis à ne plus tenir, juste coincée entre les deux autres dents, mon dentiste m’a dit :

“Allez, on la fait tomber maintenant”.
“Vous êtes sûr?” j’ai répondu. Puis, j’ai abdiqué, pas d’autre solution.
“Et vous voulez la garder ? Je vous la donne, vous savez, on sait jamais, la petite souris …même à votre âge, qui sait” dit-il en rigolant
J’ai fait mine de sourire, mais j’étais sacrément ennuyée. Deux dents de lait, c’est pas possible, ça. Non, pas possible. Je ne peux pas faire ce coup là à l’autre dent. Alors, j’ai dit non, vous pouvez la jeter.
Et là, j’ai repensé à mes autres dents de lait … où étaient-elles passées? Je n’en ai gardé aucune. J’ai bien souvenir d’une boite peut-être, vaguement, avec mes dents dedans … mais ça remontre à très très loin, je n’ai jamais déménagé avec.

Quand je suis rentrée chez moi, ce jour là, avec une fausse dent, en attendant le bridge, la première chose que j’ai faite, c’est d’aller ouvrir la petite boite en carton. Et là, j’ai fait quelque chose de vraiment bizarre. J’ai enlevé ma fausse dent et j’ai mis la dent de lait à la place. Elle y allait parfaitement. Comme si elle était mienne. J’étais aux anges. Très délicatement, je l’ai remise dans sa boite. Et pendant au moins une semaine, j’étais comme sur un nuage. Une joie, indescriptible. Les gens autour de moi me trouvaient si gaie, qu’ils attendaient que je leur raconte une histoire extraordinaire qui venait de m’arriver. Mais je ne pouvais pas leur dire la vérité. Je disais : ” Rien, rien, la vie est belle ! ”

C’est sûr, maintenant, je pourrai peut-être savoir à qui a appartenu cette dent en lançant un appel sur Internet, raconter l’histoire en précisant bien la date et le lieu. Mais, non, je ne veux pas savoir. C’est ma dent imaginaire, ma dent boule de cristal, ma dent de rêves, ma dent double, mon âme dent, ma dent de sagesse.