L’homme marchait dans la lumière crue de midi. Il riait, oui, il riait tout seul en marchant. Il illuminait la rue de ses éclats.
Certains le prenaient pour fou, rire tout seul, quelle honte !
D’autres voulaient participer, rire aussi, mais ils ne savaient pas à propos de quoi, alors le rire était un peu faux.
D’autres subissaient la contagion, et riaient de bon cœur, sans savoir pourquoi, mais qu’importe.
Puis l’homme prit la clé des champs et ouvrit la porte.
Les premiers dirent : “bon débarras”
Les seconds hésitaient, le suivre ou non, et pour aller où ?
Les troisièmes, en chœur, passèrent la porte avec lui, en riant, en riant !
Et la porte se referma.
Ne restant plus que les rigides et les sceptiques au cœur de la ville, les rues devinrent poussiéreuses et grises. L’ennui s’installa pour de bon et la nuit recouvra de son ombre les tristes bitumes.
Le brouillard fut tel que les malheureux cherchant la porte la perdirent de vue.
Une nouvelle idée vit le jour alors pour retrouver la joie de vivre et l’on pouvait voir placardées sur les murs des affiches, disant :
“Ne jamais attendre dès que l’on a la clé pour passer de l’autre côté. Une clé est faite pour être utilisée, pas pour garder dans la poche. Il n’y a pas de clés sans serrures et les serrures sont faites pour être ouvertes”
On lisait aussi sur d’autres murs :
“Avis à la population, nous cherchons des menuisiers et des serruriers pour construire des portes”
Les artisans affluèrent. Et l’on plaça des portes un peu partout, à chaque bout de rue. Tout le monde s’empressait de les ouvrir, mais rien à faire, chaque porte redonnait au même endroit dans la même rue, terne et sale.
Incompréhension générale ! Pourtant les portes sont belles et les serruriers redoublèrent d’adresse pour faire des serrures sophistiquées.
Un, du groupe des sceptiques, pensa avoir la solution. Ce n’est pas tant la porte ou la serrure qui est le problème, c’est le rire, le rire qui manque, le rire qui va avec. Le rire c’est la clé de la clé !
Ah ! Tous se regardèrent piteusement. Personne ne savait plus rire, tous les joyeux lurons avaient passé la première porte. Disparus ! Un des sceptiques tenta un petit gloussement, sans succès. C’est qu’il faut un ressort pour rire, un sujet quoi pour s’appuyer dessus, pour rebondir.
Et là, les pauvres ne savaient pas comment faire. Rire de quoi ?
Un, des rigides, qui commençait vraiment à se sentir à l’étroit dans sa tristesse, suggéra qu’il faudrait peut-être rire, non pas de quoi, mais de qui ?
Silence général ! Qui allait on prendre pour sujet de dérision ? Ils s’essayèrent sur le Maire de la ville, un sceptique, et trouvèrent plein d’idées pour se moquer de lui. Mais tout cela tournait à l’ironie, et le peu de rires que l’on entendait ici ou là virait au mépris. Et le Maire essuya même quelques larmes, amères.
Trop triste, bien trop triste !
Soudain, un rigide, si engoncé jusque dans sa chair, avec sa cravate lui opprimant le cou, sa démarche stricte et le regard hautain, imbu jusqu’à plus soif de sa personne, se regarda dans le miroir de la grande salle communale où ils étaient réunis. Et il se mit à rire, à rire, si bien qu’il s’écroula sur le sol en tapant des poings par terre et en faisant pipi partout.
Entre deux hoquets, il arrivait à dire ” Mais regardez-vous, hi hi hi, regardez-vous, hi hi hi ! Il n’y a rien de plus drôle que soi même, hi hi hi !”
Tous jetèrent un regard d’abord timide sur le miroir, et au lieu de voir comment ils doivent apparaîtrent aux autres, ils se regardèrent comme apparaissant à eux-mêmes. Le fou rire se mit à emplir la salle à grande vitesse, puis les immeubles, puis les rues, et tel un feu d’artifice, le bleu du ciel revint sur le monde avec son cortège de couleurs et de gaîté.