Je me souviens de ces soirées, nuits infinies, vers dix-sept ou dix-huit ans, où nous, jeunes insouciants, conscients déjà des difficultés du monde à venir, parlions de liberté, sans crainte, jusqu’au petit jour. Personne pour nous dire que tout cela n’était pas bien raisonnable. Personne pour juger nos grandioses délires.
Je me souviens de ces soirées, nuits infinies, vers vingt ou vingt-deux ans, où nous, jeunes adultes insouciants soucieusement, conscients des difficultés du monde, questionnions le réel, avec un peu de crainte, jusqu’au petit jour. Personne pour nous dire que tout cela n’était pas bien raisonnable. Personne pour juger nos grandioses délires.
Je me souviens de ces soirées, nuits infinies, vers vingt-six ou vingt-sept ans, où nous, adultes soucieux d’insouciance, dans les difficultés du monde, discourions sur les parades à tenir pour préserver la liberté et les possibles réels, avec un peu de colère, jusqu’au petit jour. Personne pour nous dire que tout cela n’était pas bien raisonnable. Personne pour juger nos grandioses délires.
Nos nuits étaient nos ouvertures au monde, nous laissions le jour emprisonner le réel, tentant de passer à travers les filets.

Qu’il est difficile en vieillissant de continuer à interroger la liberté, à interroger le réel, même la nuit. Que de monde pour nous dire que tout cela n’est pas bien raisonnable. Que de monde pour juger nos grandioses délires. Le sérieux de l’adulte costumé ne laisse pas de place aux points de vue décalés. Tout doit bien être dans le cadre, le hors champ c’est bon pour les poètes, à seule condition qu’il reste bien poète, avec son costume de poète. Le poète n’a pas le droit de s’immiscer dans l’économie.

Et pourtant, notre siècle devrait être le siècle des poètes. Nous avons besoin de défier la réalité de toute urgence. La réalité de notre monde n’est que le reflet du passé. Nous sommes piégés dans les points d’une perspective moribonde. Nos points de vue ne forment plus que des angles morts. Nous ne voyons plus rien. Un espèce de « ça est comme ça » règne sur le monde et sur l’économie, ça parade, ça fait l’expert, ça se glorifie, ça sait, ça est, ça est comme ça. Mais ça est rien du tout, ça est petitesse, ça est étroitesse, ça est grotesque.

Votre réalité n’est que préjugé, un pré-jugement, un jugement déjà accompli. Impossible d’être libre avec une jugeote formatée. Impossible d’être libre enfermés dans un même cadre, un même cadre de pensées. Les pensées ricochent sur le cadre et reviennent tourbillonner comme des mouches. Même les pensées les plus originales possibles se heurtent dans le cadre.

« Sortez du cadre ! » hurle le poète. « Le réel n’est pas ce que vous pensez, le réel est hors de votre vision étriquée, le réel est liberté et vous pouvez l’atteindre ! Sortez du cadre, vous verrez plein d’autres cadres et tous ces cadres sont réels. Amusez-vous, passez de cadre en cadre, expérimentez les cadres ! Vous pouvez même inventer des cadres ! Accueillez tous les cadres, allez visiter les gens dans les cadres, invitez les gens dans vos cadres. Changez de cadre à votre gré ! Prenez aussi soin des cadres, ne détruisez pas les cadres, même s’ils sont vide de gens. Laissez les cadres exister pleinement ! De nuit, de jour, le réel est libre et personne pour lui dire que tout cela n’est pas bien raisonnable, personne pour juger ses grandioses délires. »